Toto Bissainthe, la transe tranquille de l’âme haïtienne  

                 

 De même que Myriam Makeba évoque l’Afrique du Sud et Césaria Evora, le Cap-Vert, la voix de Toto Bissainthe évoque Haïti. Comme une autre grande chanteuse haïtienne, Martha Jean-Claude (1953-2001), elle a connu l’exil prolongé et elle est revenue terminer sa vie au pays de la résistance et de la « terre glissante ». Le sens de la résistance, l’esprit d’avant-garde et l’énergie tranquille imprègnent la vie de cette artiste aux multiples talents.

                                                      Gouverner la rosée ?

C’est avec une âme d’amazone et d’alchimiste que Toto Bissainthe a suivi un parcours hanté par la quête permanente. Marie Clotilde Bissainthe, devenue Toto, naît en 1934, l’année de la fin de l’Occupation Américaine en Haïti (1915-1934). Elle laisse Haïti, à 17 ans au moment où le colonel Paul-Eugène Magloire surnommé Kanson Fè (pantalon de fer) commence à gouverner. En 1956, année du crépuscule militaire du colonel Magloire, Toto Bissainthe entame à Paris une carrière d’actrice d’avant-garde. Pendant ce temps, sur la scène haïtienne, le décor va changer : de 1957 à 1986 le Duvaliérisme va dérouler sa tragédie durant trois décennies. A l’étranger Toto chantera « lorsque nous gouvernerons la rosée ». En 1986 le fils du dictateur aux allures de croque-mort est renversé. Il cèdera la place à un nouvel acteur de tragédie grotesque, un curé populiste et mégalomane aux discours prometteurs. C’est l’avenir d’une illusion, dans un pays promis aux chimères. Toto va s’enivrer d’amertume. La dernière page de son cahier du retour au pays natal s’écrit le 4 juin 1994, lors des derniers mois du coup d’Etat sanglant du général Cédras contre le régime de Jean-Bertrand Aristide, dans un pays en transe cauchemardesque. La rosée de l’espoir n’est pas au rendez-vous du petit matin politique du pays réel. Entretemps elle aura connu un parcours plein d’illuminations et de clairs-obscurs.

                                                     Le pays en dehors

La curiosité de Toto, son goût pour la marginalité lui évitent de se laisser enfermer dans deux sortes de cases : la case vide du reniement des racines et la case sombre du ressassement des origines. Son répertoire est celui d’une artiste très ouverte sur la diversité du monde : l’Irlandais John Millington Synge, le Français Jean Genêt, le russe Pouchkine, le Roumain Ionesco, l’Algérien Kateb Yacine, le Sénégalais Abdou Anta Ka, sans parler des classiques tels que Aristophane (Les Oiseaux) et Molière (Le Malade imaginaire). Elle joue sous la direction de metteurs en scène de référence du milieu théâtral parisien (Roger Blin, Jean-Marie Serreau) mais elle travaille aussi avec des Haïtiens comme Syto Cavé. Elle chante les chansons de certains grands compositeurs interprètes français des Trente Glorieuses[1] : Léo Ferré, Jean Ferrat, Jacques Brel, Barbara, Claude Nougaro. Parmi les musiciens et chanteurs haïtiens qui l’accompagnent,  on note la présence d’Amos Coulanges, Boulot Valcourt, Joël et  Mushi Widmaïer. Elle chante des textes créoles et français de Marco Wainright, Syto Cavé, Lionel et Rolph Trouillot, et de son mari Michael Norton. C’est un peu vers la fin des Trente Glorieuses, que Papa Loko, le dieu du vent dans le panthéon haïtien, semble la pousser davantage vers les eaux haïtiennes comme le montre sa discographie : Toto chante Haïti (1977), Haïti chante Toto.

La rosée pervertie

Dans Toto chante Haïti, la voix de la chanteuse est comme densifiée par la captation des échos de la souffrance du peuple haïtien (Dèy : le deuil), habitée par l’espoir (rasanbleman, Papa Loko). Le Vaudou convoqué par Toto dans ses chansons n’est pas celui de la folklorisation des origines, mais un Vaudou articulé avec l’expression des drames d’un pays coincé entre le marasme du cauchemar et le chemin de la Liberté, chanté par Beethova Obas. De 1979 à 1984 Toto est en Martinique, comme s’il fallait une étape préparatoire avant de retrouver la terre ingrate, loup-garou d’elle-même, dévoratrice insatiable de ses propres enfants. En août 1986 Toto retrouve la terre des gouverneurs de la rosée. Quels gouverneurs ? Elle tourne dans deux grands films haïtiens de Raoul Peck : Haïtian corner (1988) et L’Homme sur les quais (1993). Dans L’Homme sur les quais, elle incarne la détermination d’une grand-mère courage face à l’horreur banalisée d’une dictature enlisée dans le crime et l’arriération. Le film montre également comment les « autorités » de la milice civile des tonton makout phagocyte peu à peu les militaires quasiment réduits à de la figuration. Pourtant les militaires ressuscités après le départ de Jean-Claude Duvalier exécutent un coup d’Etat d’une grande cruauté contre le régime populiste d’Aristide I, qui était encore populaire à l’époque. Où était donc le grand rassemblement ou kombit qui aiderait à trouver la source pour mieux gouverner la rosée ?  Un an après la sortie du film Toto tire sa révérence en juin 1994. Sa manière de chanter, en saisissant les mots par la racine, reste encore dans nos mémoires.

Rafael Lucas (Afiavimag)

[1] Il s’agit des trente années d’expansion économique en France qui vont de la fin de la II° Guerre Mondiale au choc pétrolier de 1974. L’expression est calquée sur les « Trois Glorieuses », les trois journées du 27, 28, 29 juillet 1830 correspondant à la chute de Charles X et à l’instauration de la Monarchie de Juillet, de Louis- Philippe.

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